Interview de Nathalie Veg-Sala : Le luxe à l'épreuve du temps - Comment les marques peuvent-elles innover sans se dénaturer ?

Madame Veg-Sala, pourriez-vous nous raconter comment vous avez commencé votre parcours dans l'étude des marques de luxe, et ce qui vous a inspirée à vous spécialiser dans ce domaine ?

Mon parcours dans l'étude des marques de luxe a véritablement pris son envol il y a une vingtaine d'années, grâce à une rencontre déterminante : celle de mon directeur de thèse, le professeur Simon Nyeck (Essec Business School). Durant mes études, j'avais toujours été fascinée par les stratégies singulières de ces marques emblématiques, mais nos échanges autour de mon sujet de thèse ont été le catalyseur d'une passion et d'une série de recherches dédiées à leur développement. Les paradoxes inhérents à la gestion des marques de luxe m'inspirent particulièrement. Ces marques, si spécifiques à bien des égards, sont les seules dont la croissance peut paradoxalement les fragiliser en diluant leur image de sélectivité et d'exclusivité.

Dans le contexte de la gestion des marques de luxe, comment définissez-vous l'importance d'une stratégie de marque efficace pour une entreprise ? Pouvez-vous partager un exemple concret ?

Évoluant dans un contexte dynamique de forte concurrence et d'instabilité économique, les marques de luxe sont confrontées à un défi majeur : mettre en œuvre des stratégies de croissance et de développement efficaces. C'est cette problématique qui a guidé la majorité de mes recherches, avec une question centrale : comment une marque de luxe peut-elle se développer tout en restant cohérente et légitime ? Cette interrogation essentielle se décline à tous les niveaux, du développement produit à la communication et à la distribution. Selon les résultats de mes études, la clé du succès réside dans un management de marque visionnaire et axé sur le long terme, dont l'efficacité est intrinsèquement liée à la recherche de cohérence.

La digitalisation croissante influence-t-elle la perception et la gestion des marques de luxe ? Comment les entreprises peuvent-elles naviguer dans ce nouveau paysage numérique tout en maintenant leur exclusivité ?

La digitalisation a investi le secteur du luxe depuis un certain temps déjà. Dès les années 2010, nos recherches portaient sur la perception de l'intégration d'Internet par les consommateurs de luxe et sur la pertinence pour ces marques d'adopter des outils de masse, compte tenu de leur impératif d'exclusivité et de sélectivité. Nos conclusions ont toujours convergé : la question n'est pas de savoir si le numérique doit être intégré, mais comment. Historiquement, les marques de luxe ont toujours épousé les évolutions sociales, culturelles et technologiques, souvent en pionnières. La véritable réflexion réside dans la manière de transposer leur unicité et leur singularité sur ces supports. Cela passe par l'esthétisme des contenus (sites, réseaux sociaux, communication) et le langage employé. Certaines marques vont plus loin en recréant en ligne des espaces d'exclusivité, accessibles uniquement aux clients authentifiés, reproduisant ainsi une forme de stratification sociale et renforçant leur statut.

En tant que professeure des universités, comment intégrez-vous vos recherches sur la gestion des marques de luxe dans votre enseignement ? Quels sont les défis que rencontrent vos étudiants lorsqu'ils se préparent à entrer dans cette industrie ?

En tant que professeure des universités spécialisée dans la gestion des marques de luxe, une de mes priorités est de créer un lien direct entre mes recherches et mon enseignement. J'ai la chance d'intervenir dans différents masters où je peux partager les résultats de mes travaux sur ce domaine spécifique. De plus, en tant que directrice d'une licence professionnelle dédiée au management dans l'hôtellerie et la restauration de luxe, j'ai l'opportunité d'intégrer mes découvertes en marketing du luxe, tout en les confrontant aux réalités du secteur et aux autres recherches. Cette démarche permet aux étudiants de bénéficier d'un enseignement actualisé et ancré dans les problématiques contemporaines du luxe.
Cependant, préparer les étudiants à intégrer cette industrie exigeante ne se résume pas à leur diffuser certaines connaissances. Si le secteur du luxe offre des opportunités passionnantes, le principal challenge demeure de construire un projet professionnel clair et cohérent. Cela demande une anticipation significative pour bâtir un parcours qui reflète une réelle motivation et une compréhension des codes du luxe, intégrant rigueur et savoir-être. Cette cohérence se manifeste par des choix de formation pertinents, mais aussi par une stratégie dans l'acquisition d'expériences professionnelles. Il n'est pas toujours aisé de décrocher un premier stage dans une marque de luxe, mais chaque expérience doit être envisagée comme une étape logique vers cet objectif, permettant de développer des compétences transférables et de démontrer une progression ciblée. En définitive, au-delà de l'excellence académique, la capacité des étudiants à articuler un projet professionnel solide, étayé par des choix de formation et d'expériences réfléchis, est déterminante pour réussir à intégrer le monde exigeant mais fascinant des marques de luxe.

Quel impact pensez-vous que les pratiques de développement durable et l'éthique ont sur le potentiel de développement des marques de luxe aujourd'hui ? Y a-t-il des marques qui, selon vous, sont particulièrement en avance dans ce domaine ?

Les pratiques de développement durable et l'éthique ne correspondent pas une rupture pour le luxe, mais plutôt une formalisation et une amplification de valeurs qui lui sont en partie consubstantielles, à commencer par la durabilité de ses produits. Face à une conscience sociétale accrue et des consommateurs aux attentes renouvelées, ces pratiques deviennent un levier essentiel de développement.
À une époque où la transparence et l'authenticité sont valorisées, une démarche éthique et durable devient un gage de confiance pour les consommateurs, y compris ceux du luxe. L'excellence, la qualité des matières et le savoir-faire trouvent un écho naturel dans la durabilité. L'exclusivité, valeur fondamentale du luxe, se marie également et étonnamment bien avec la préservation des ressources. En misant sur une rareté authentique, les marques de luxe peuvent promouvoir une consommation plus réfléchie, loin de la surproduction. Cette approche renforce leur positionnement unique et leur attrait auprès d'une clientèle sensible à ces enjeux.
Autre exemple : la valorisation du savoir-faire artisanal, pilier de nombreuses maisons de luxe, s'inscrit pleinement dans une démarche éthique et sociale. Investir dans la formation des artisans, préserver les métiers d'art et soutenir les communautés locales contribue au développement économique et social, créant une valeur qui dépasse la simple matérialité du produit.
Enfin, l'innovation et la créativité sont des moteurs puissants de cette transformation. Les marques de luxe qui investissent dans des alternatives éco-responsables ou qui adoptent des modèles d'économie circulaire, non seulement réduisent leur impact environnemental, mais se positionnent également comme des pionnières, capables de réinventer les codes du luxe pour un avenir plus durable.

Avec l'évolution rapide des attentes des consommateurs, quelles tendances voyez-vous émerger dans la gestion de la marque de luxe, et comment les marques peuvent-elles s'adapter de manière proactive à ces changements ?

L'évolution des attentes des consommateurs redéfinit en profondeur le luxe, et nous assistons à l'émergence d'un luxe dit non conventionnel fascinant. La simple possession ne suffit plus ; aujourd'hui, le consommateur aspire à vivre le luxe, à tisser un lien émotionnel fort avec la marque à travers des expériences mémorables. Cette transformation se manifeste par plusieurs tendances majeures et évolution en termes de gestion des marques.
Tout d’abord, on observe une priorisation de l'expérience significative. Un bel objet n'est plus une fin en soi, il doit s'inscrire dans un récit, offrir un souvenir unique. Conscientes de cela, les marques doivent innover en créant des événements exclusifs, des ateliers immersifs ou des services ultra-personnalisés qui permettent aux clients de vivre la marque de l'intérieur, de mieux comprendre son histoire, les gestes de l’artisan et la transparence des processus de fabrication.
Ensuite, je pense à l'ascension spectaculaire du luxe de seconde main et de la location qui témoigne aussi d'une prise de conscience et d'une quête de sens. Acquérir une pièce vintage chargée d'histoire ou louer un accessoire d'exception pour une occasion spéciale offre une autre dimension au luxe. Cette tendance représente également une opportunité considérable pour les marques de luxe. En s'emparant de ce marché, en proposant des services d'authentification, de revente ou de location, elles peuvent non seulement répondre à une demande croissante pour un luxe plus responsable et accessible, mais aussi renforcer leur image et fidéliser une nouvelle clientèle.

En regardant vers l'avenir, quels conseils donneriez-vous aux professionnels désireux d'améliorer leur approche de la gestion de marques de luxe pour rester compétitifs tout en préservant les valeurs fondamentales de leur marque ?

Si je devais donner un conseil aux professionnels du luxe pour naviguer dans l'avenir tout en restant fidèles à l'essence de leur marque et compétitifs, ce serait de maîtriser l'art délicat de l'équilibre entre le passé, le présent et le futur.
Le véritable défi, et la clé pour accéder au statut d'icône, réside dans la capacité à travailler sur l'intemporalité de la marque. Cela implique une valorisation profonde du passé, de l'héritage et du patrimoine qui constituent l’identité unique de chaque maison de luxe. Un travail minutieux sur les archives, une compréhension intime de l'histoire et des codes fondateurs sont absolument fondamentaux. C'est cette connaissance intrinsèque qui leur permettra de traverser les époques, de transcender les générations et de sublimer leur créativité.
Cependant, cette connexion au passé ne doit en aucun cas être un frein à l'évolution. Pour inscrire leur marque dans un 'hors temps' et aspirer à l'intemporalité, voire à l'éternité dans l'esprit des consommateurs, les professionnels du luxe doivent être en phase avec les évolutions sociétales, technologiques et culturelles de leur époque. Ignorer ces dynamiques serait un risque majeur. Des études approfondies sur les tendances émergentes, les nouvelles attentes des consommateurs et les innovations disruptives sont tout aussi cruciales que la connaissance du patrimoine.
Le succès, en définitive, résidera dans la création d'une alchimie cohérente et désirable entre ces trois dimensions temporelles. Il s'agit de puiser dans la richesse du passé pour inspirer des créations et des expériences résolument modernes. C'est cette capacité à innover dans la continuité, à se réinventer sans se dénaturer, qui permettra aux marques de luxe de non seulement rester compétitives, mais également d'atteindre ce statut convoité d'icône, capable de traverser le temps et de marquer les esprits pour les générations à venir.

Pour plus d'informations : https://www.parisnanterre.fr/

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